La Bête du Gévaudan : un mystère zoologique ?
Pierre-Yves Garcin

 

J’ai publié, en octobre 2014, avec l’aide d’Alain Bonet : "La Bête du Gévaudan, enquête sur une affaire d’état et une énigme zoologique". Le but de ce travail était une mise à plat et un inventaire de nos connaissances, authentiques et vérifiées, y compris les affirmations tenues pour véridiques et scientifiques par nombre de chercheurs, accusateurs ou défenseurs des loups.

Nous avons exposé les circonstances historiques qui nous ont permis d’affirmer que le cadre de cette affaire était avant tout la crise de l’Ancien Régime, crise sans laquelle elle n’aurait sans doute jamais rencontré un écho aussi profond et durable. Concentrons-nous donc sur son aspect purement zoologique.

 

De quoi sont les loups ?

Réponse : les loups sont l’objet d’études attentives, de leur biologie, et de leurs mœurs.

Première remarque : quelque soit l’étude, le livre ou l’article consacré à la Bête, force est de constater que bien peu d’auteurs concernés n’ont pris la peine de consulter les ouvrages scientifiques de zoologie en rapport avec la rubrique : "loups".
Hormis Jean-Marc Moriceau, aucun chercheur, sauf à la marge, ne cite par exemple les travaux de Geneviève Carbone, la grande spécialiste du loup en Europe. Si la Bête du Gévaudan est une sous-espèce de loup, par exemple, alors elle figure peut être parmi les 32 sous-espèces de loups que dénombre Carbone entre 1758 et 1943 : pas plus, pas moins !

Or cette hypothèse est pour ainsi dire ignorée par la plupart des auteurs. Autre idée tenue pour vérité scientifique : les loups ne s’accouplent pas naturellement avec les chiens. Donc si accouplement il y a, c’est parce que des hommes l’ont provoqué, CQFD.

Ah bon ? Mais des hybrides naturels sont signalés un peu partout, notamment en Espagne, au Portugal, comme l’écrivent Carbonne et Castres (dont les travaux sont superbement ignorés de tous les ouvrages produits !) et actuellement, les éleveurs de Dalmatie (Croatie) ont de gros soucis en raison des attaques de prédations menées par des meutes de loups et d’hybrides en bandes organisées... Enfin, et c’est bien connu, soit les loups n’attaquent pas l’homme (affirmation catégorique) soit ils incarnent le Fléau de Dieu…..

Des biotopes et des mutations

Point n’est besoin d’être un spécialiste de Darwin pour comprendre que toute créature vivante soit s’adapte à son milieu, soit disparaît. Geneviève Carbone note que l’un des aspects de l’évolution concerne l’apparence physique des individus mutants.

Ainsi, le Dr Castre écrit dans sa thèse déposée à Maison Alfort que des spécimens de sous-espèces différentes (les loups par exemple) peuvent être différents les uns des autres et que même au sein d’une portée, deux frères peuvent être "aussi différents qu’un taureau de charolais d’un taureau d’Aubrac".

Bien entendu, l’évolution induit des comportements nouveaux : reproduction, prédation, etc. C’est peut-être cette piste qui permet d’éclairer le comportement, "hors norme" de la Bête du Gévaudan. Notons qu’au milieu du XVIII eme siècle, nous sommes en plein changement du biotope du loup : surpopulation humaine (220 000 habitants contre 76 000 aujourd’hui), déforestation (superficie nationale : 6 500 000 h en 1765 contre 18 000 000h vers 1990).

Les élevages changent aussi, ceux des ovins reculant au profit de ceux des bovins. D’autres exemples pour d’autres espèces confirment ce processus : les lions de Tsavo au Kenya, le grand requin blanc de Martha’s Vineyard en 1916, les requins taureaux actuels, les hybrides de chiens/loups en Sibérie ou en Dalmatie, les vautours fauves des Pyrénées, etc.

Pour résumer : ce sont les changements des biotopes induits par l’homme qui provoquent l’évolution et le changement de comportement des espèces primo résidentes. Si l’on se réfère aux travaux de Moriceau, concernant les attaques de loup en France, il semblerait que notre Bête ne soit pas un cas isolé. C’est l’ampleur des dégâts et le comportement singulier de l’animal qui caractérisent la Bête du Gévaudan. Aurait-on affaire à un loup particulier, un "Canis lupus gevaudensis" ?

De quelques idées reçues concernant les attaques de loups

L’une des polémiques qui opposent accusateurs et défenseurs des loups concerne les attaques de ces canidés sur l’homme. Jean-Marc Moriceau en dénombre 1165 entre 1580 et 1842, Carbone seulement 440 en Allemagne et en Autriche, en 400 ans. Somme toute, très peu si l’on ramène ces chiffres sur la durée.

Il serait intéressant d’étudier si ces attaques sont liées à des évènements particuliers : guerres, famines, épidémies, qui, selon Carbone, sont les étalons de la fréquence des agressions sur l’homme. Les causes de ces attaques ne sont pas toujours identifiées : rage ? défense ? prédation ? En tout cas, la situation en Gévaudan est calme en 1764. L’un des arguments les plus souvent avancés par les défenseurs des loups est l’extrême rareté voire l’absence d’attaques contre l’homme en Amérique du Nord et au Canada. Cet argument est spécieux et est pourtant continuellement mis en avant par certains "lycophiles";

Constatons simplement :
1) que l’empreinte écologique humaine était, jusqu’à une date récente, bien plus faible qu’en Europe et que :
2) cette situation change avec le réchauffement climatique et la recherche de pétrole dans le grand nord. La presse canadienne s’est faite l’écho "d’attaques" de loups -et d’ours- de plus en plus fréquentes dans cette région. Reste la question des décapitations : les loups ne "tranchent pas" la tête de leurs victimes, disent les pro-loups.

Or, Carbone démontre le contraire, les loups attaquant prioritairement à la gorge. La polémique rebondit ensuite sur le terme "tranchée". Alain Bonet relève 19 cas de décapitations, mais note que la plupart des témoins n’ont pas assisté directement aux meurtres, et que le terme "tranchée au rasoir" est apparu dans des gazettes qui se sont refilé le mot, le rasoir devenant couteau de boucher puis glaive de journal en journal ... ne manque à l’arrivée que la tronçonneuse !

En réalité, les attaques de loups sur l’homme sont réelles mais rares. Socrate signalait les attaques du "monolycos" - le loup solitaire - sur les humains; Buffon puis Rollinat aussi. Geneviève Carbone de même, tout en en relevant la rareté, les attaques pouvant être classées en 3 catégories :

- Les animaux enragés : rien de tel signalé en rapport avec la Bête.
- Les animaux blessés : quand elle est blessée, la Bête se retire.
- Les attaques de défense : rien de notable dans notre histoire…

C’est donc bien l’aspect extraordinaire de la Bête du Gévaudan : des attaques répétées, bien au delà des besoins alimentaires, bref, un comportement tout à fait inhabituel pour un loup ordinaire. Pour terminer, une autre polémique fait rage concernant les victimes : des femmes et des enfants. Rien d’étonnant, souligne Moriceau : les hommes travaillent en groupes dans les champs, armés de leurs outils .les femmes et les enfants sont envoyés, seuls dès le plus jeune âge, garder les troupeaux.

Le Grand Corniaud en Gévaudan ?

La question du comportement de cette bête est en fait la question centrale de ce fait divers. Si, par recoupement des témoignages DIRECTS les plus crédibles, on peut dresser un portrait physique assez précis de la Bête (taille, poids , pelage), portrait finalement assez proche de la bête de Chastel et du rapport Marin, la question de sa nature zoologique reste à éclaircir. Nous pouvons tout de suite éliminer toute autre piste que celle d’un canidé : chien, loup ou hybride des deux espèces. Pour les autres hypothèses, rendez-vous à l’adresse : www.labetedugevaudan.eu.

Un comportement hors normes, avons-nous dit : c’est que l’animal attaque dans des jardins clos, des villages, même dans un hangar ! La présence d’autres adultes ne l’effraie pas; il suit ses proies avec obstination, renouvelle ses attaques (plusieurs fois par jour) mais ne dédaigne pas, contrairement à ce que racontent nombre d’auteurs, à s’en prendre au bétail.

Enfin, cet animal n’aboie pas, ne hurle pas, semble habitué avec l’environnement humain : il y a des traits lupins et des traits canins dans la Bête du Gévaudan. Mais au final rien d’extraordinaire dans ses aspects physiques : "c’est un loup qui n’en est pas un" et un comportement qui est celui d’un loup et d’un chien. Ce qui nous oriente bel et bien sur la piste de l’hybride plutôt que celle du "Canis lupus gevaudansis" ou de celle du Grand Corniaud du Gévaudan.

Une actualité brûlante nous éclaire d’ailleurs sur le caractère versatile et féroce de certains hybrides : en Dalmatie (Croatie), les loups survivants des chasses de régulation se regroupent et s’accouplent avec des chiens errants et même domestiques. La chercheuse Jasna Jeremic rapporte qu’ils n’hésitent pas à s’en prendre au gros bétail et à pénétrer dans les villages.

En Russie centrale, le même phénomène est observé, des loups et des hybrides n’hésitant pas à attaquer des clients de supermarchés pour voler la nourriture dans les caddies. Beaux exemples d’adaptations aux milieux ! Nous pouvons donc cerner l’appartenance hybride familiale de la Bête du Gévaudan : reste à reconstituer son parcours.

Conclusion : proposition por un scénario

Et d’abord, cette question :
Y a t il une ou plusieurs Bête du Gévaudan ?

Nous éliminerons tout de suite le loup tué aux Chazes, dont j’affirme qu’il n’a aucun rapport avec notre bête (voir le chapitre dédié sur le site); de même le loup tué par le garde Rinchard en mai 1765. Si l’on observe la chronologie des attaques ainsi que leurs localisations, on remarque que celles-ci sont compatibles et en théorie possible avec la trajectoire d’un seul animal. Cependant, le Dr Castre a dressé un tableau qui démontre que deux individus ont semé la terreur en Gévaudan, qu’il appelle "loup du nord" et "loup du sud".

Voici notre scénario.

Début 1764, une portée d’hybrides arrive à maturité dans le Vivarais (ouest de l’Ardèche), où Jean-Marc Moriceau note que les premières attaques y sont signalées. Les deux animaux vont remonter vers le nord (via l’Aubrac, puis la Margeride, la région des 3 monts) en semant la terreur. Le premier animal est abattu le 1er mai 1765 par les frères Marlet de la Chaumette : la description qu’ils font de l’animal correspond trait pour trait au portrait de la Bête.

Les frères en question sont des chasseurs expérimentés et des bourgeois lettrés, ce qui consolide leur témoignage. L’animal gravement blessé, disparaît en forêt, on ne retrouvera jamais sa dépouille, mais c’est un fait : les attaques ralentissent rapidement. Le 11 août 1765, la "pucelle du Gévaudan" blesse la seconde Bête près de Paulhac, qui se retire, les attaques cessent.

Le 20 septembre 1765, Antoine tue le grand loup des Chazes présenté à Versailles comme LA Bête du Gévaudan. Quelques semaines plus tard, les attaques recommencent : le temps pour la deuxième bête de panser ses blessures ? Il faudra attendre le coup de feu (miraculeux ?) d’un certain Jean Chastel le 19 juin 1767 pour en finir avec la Bête du Gévaudan : on en entendra plus jamais parler.

La dépouille sera ramenée au château du Besset ou le compte rendu d’autopsie sera consigné par le notaire royal Marin. Il s’agit sans ambiguïté d’un grand canidé (53kg), qualifié par Marin de "loup extraordinaire d’un genre jamais vu sous nos cieux" et formellement identifié par des dizaines de témoins - contrairement au loup des Chazes - et qualifié par les clercs qui ont assisté Marin de "vraie Bête du Gévaudan".

L’absence de certains détails (raie noire dorsale citée par certains témoins) peut s’expliquer par les différenciations physiques soulignées par Castre (lire : de quoi sont les loups ?). Il n’y aura plus aucune attaque en Gévaudan. Ainsi finit l’histoire de la Bête et ici commence sa légende.

Pierre-Yves Garcin
Décembre 2015

Le lecteur pourra consulter nos sources en visitant notre site : www.labetedugevaudan.eu


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