L'histoire de la Bête du Gévaudan
(Version plus particulièrement destinée aux enfants)

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Au commencement de juin de l’année 1764, une femme de Langogne, en Gévaudan, gardant son troupeau de boeufs, aux environs du bourg, fut attaquée par une bête féroce. Ce sera la première victime recensée.

Quelques semaines plus tard, elle recommence ses carnages qui vont en s'emplifiant, tant dans le nombre que dans l'horreur.

Tout le Gévaudan en tremblait. Le capitaine Duhamel, aide-major des dragons de Langogne, s’était volontairement mis à la tête d’une troupe de hardis paysans afin de donner la chasse à l’animal mystérieux. Il avait même cerné et tué un grand loup qui lui avait valu dix-huit livres de prime mais les gens de la campagne ne se rassuraient point ; ce vulgaire loup n’était pas la Bête, ainsi qu’on s’efforçait à le leur faire croire, et, de ce fait, on apprit presque aussitôt que celle-ci se moquait des chasseurs et poursuivait ses ravages.

Les gens ne sortaient de chez eux qu’en troupes bien armées. Le capitaine Duhamel et ses dragons opéraient des battues journalières; 1200 paysans, porteurs de fusils, de faux, d’épieux, de bâtons, lui servaient d’escorte; dès qu’un méfait de la Bête était signalé, on se ruait en masse à sa poursuite. M. de Lafont, syndic à Mende; M. de Moncan, commandant général des troupes du Languedoc; un gentilhomme de la région, M. de Morangiès, et Mercier, le plus hardi chasseur du Gévaudan, s’étaient mis en campagne; ils battaient le pays de Langogne à Saint-Chély, et de Malzieu à Marjevols. Des crieurs allaient de village en village pour ameuter les paysans ; les braves se mobilisaient et, par les chemins neigeux, partaient résolument à la recherche du monstre

On savait bien maintenant que la Bête n’était pas un loup. Trop de gens l’avaient vue et donnaient d’elle des descriptions concordantes: c’était un animal fantastique, de la taille d’un veau ou d’un âne; il avait le poil rougeâtre, la tête grosse, assez semblable à celle d’un cochon, la gueule toujours béante, les oreilles courtes et droites, le poitrail blanc et fort large, la queue longue et fournie avec le bout blanc. Certains disaient que ses pieds de derrière étaient garnis de sabots comme ceux d’un cheval.

La Bête semblait douée d’une sorte d’ubiquité dénotant une agilité surprenante; dans le même jour on avait constaté sa présence en des endroits distants l’un de l’autre de sept à huit lieues. Elle aimait à se dresser sur son derrière et à faire de "petites singeries"; auquel cas elle paraissait "gaie comme une personne" et feignait de n’avoir point de méchanceté. Si elle était pressée, elle traversait les rivières en deux ou trois sauts; mais, quand elle avait le temps, on la voyait marcher sur l’eau sans se mouiller. Quelqu’un assurait l’avoir entendue rire et parler.

Le roi Louis XV, lui-même, bien qu’il eût d’autres soucis, voulut bien compatir aux malheurs de ses féaux sujets du Haut-Languedoc, et son ministre donna l’ordre de faire donner la troupe..

Conformément à ses instructions, le capitaine Duhamel vint, à la tête de ses dragons, installer son quartier général à Saint-Chély; il y tint conseil avec les tireurs les plus réputés de la région : MM. de Saint-Laurent et Lavigne ; puis il fit un plan de campagne qui consistait en huit battues.

Les huit battues s’effectuèrent, dans l’ordre prescrit, du 20 au 27 novembre: elles ne donnèrent aucun résultat. La terreur redoubla: l’évêque de Mende consacra un mandement à cette désolation publique et des oraisons furent ordonnées dans toute l’étendue du diocèse pour qu’il plût à Dieu de susciter un nouveau saint Georges, assuré d’avance de la vénération de tout le pays.

À cette époque – janvier 1765 – se place un incident qui mit en émoi tout le pays. Le 12 janvier, un berger du village de Chanaleilles âgé de douze ans, et nommé Jacques Portefaix, gardait des bestiaux dans la montagne. Il était accompagné de quatre camarades et de deux fillettes plus jeunes que lui et la Bête les attaqua. La bataille fut très éprouvante, mais grace au courage du jeune Portefaix et à force de lutter à grands coups de bâton le monstre s’enfuit.

Le procès-verbal authentique de cet exploit fut envoyé à Mgr l’évêque de Mende qui l’adressa au roi. Celui-ci décida que chacun des sept petits paysans de Chanaleilles toucherait trois cents livres sur sa cassette et que le jeune Portefaix serait élevé aux frais de l’État. Il fut placé, quelques mois plus tard, chez les Frères de Montpellier : disons pour n’y plus revenir, qu’après de brillantes études, il entra dans l’armée et mourut en 1795, lieutenant d’artillerie coloniale.

Mais la Bête continuait ses ravages, et son audace semblait croître. Vers le 2 janvier 1765, elle déchira un enfant de quatorze ans, Jean Châteauneuf, de la paroisse de Crèzes. On célébra pour la victime un service à l’église du village, et le lendemain, au crépuscule, comme le père de Châteauneuf pleurait dans sa cuisine, la Bête vint le regarder par la fenêtre; elle posa ses pieds de devant sur l’appui de la croisée. Châteauneuf aurait pu la saisir par les pattes, mais il n’osa pas.

Alors, une grande chasse fut organisée : Duhamel donna l’ordre à soixante-treize paroisses; 20.000 hommes répondirent à son appel. Le pays était couvert de neige; il fut facile de relever la piste de la Bête et de suivre sa trace. Cinq paysans du Malzieu la tirèrent : elle tomba en poussant un grand cri, mais se releva aussitôt et disparut...

Il y avait alors en Normandie un vieux gentilhomme, nommé Denneval, dont la réputation de louvetier était grande. Il avait, en son existence, tué, assurait-il, douze cents loups; les exploits de la Bête du Gévaudan troublaient son sommeil : il entreprit le voyage de Versailles, parvint à se faire présenter au roi Louis XV, offrit ses services, qui furent acceptés. Il jura à Sa Majesté qu’il tuerait la Bête, la rapporterait empaillée à Versailles, afin que tous les seigneurs de la cour fussent témoins de son triomphe. Le roi lui souhaita bonne chance et Denneval se mit en route.

Denneval procéda avec une sage lenteur à ses préparatifs : il voulait étudier savamment l’insolite gibier qu’il se préparait à chasser. Il explorait prudemment le pays, relevait çà et là les passées du fauve, et constatait que chacun de ses bonds avait, en terrain plat, une longueur de vingt-huit pieds. Il en concluait que "cette Bête n’est nullement facile à avoir". D’ailleurs, ses chiens étaient restés en route et il lui fallait les attendre avant de se mettre en chasse.

Et puis, il ne voulait pas de rival, et il fit comprendre qu’il ne tenterait rien si Duhamel et ses dragons ne se retiraient. Discussions, intrigues à ce sujet, le temps passait et ce fut un beau temps pour la Bête. Elle se montrait journellement et ne se privait de rien. La liste de ses carnages est terrifiante.

Louis XV donna finalement l’ordre à son premier porte-arquebuse, M. Antoine de Bauterne, de se rendre immédiatement en Gévaudan et de lui rapporter à Versailles la dépouille du monstre. Cette fois, on fut rassuré : la Bête allait périr puisque tel était l’ordre de Sa Majesté.

Antoine, son fils, ses domestiques, ses gardes, ses valets et ses limiers, arrivèrent à Saugues le 22 juin. M. le porte-arquebuse commença par congédier Denneval. Mais la Bête lui porta un défi: le 4 juillet, en plein midi, elle enleva une vieille femme, Marguerite Oustalier, qui filait à la quenouille dans un champ voisin de Broussoles, et la laissa morte après lui avoir arraché la peau du visage.

Ce fut bien une surprise quand, après trois mois de tâtonnements et de ripailles, et comme par hasard, on vit partir Monsieur Antoine, avec tout son équipage, pour une partie de l’Auvergne où la présence de la Bête n’avait jamais été signalée. Il alla jusqu’au bois de l’abbaye de Chazes, où les loups étaient nombreux. Le 21 septembre, il se trouvait là, à l’affût, quand il vit venir à lui un animal de forte taille, la gueule ouverte et les yeux en sang. Nul doute : c’était la Bête ! Antoine tira : la Bête tomba ; elle avait reçu la balle dans l’oeil droit. Elle se releva pourtant, mais une seconde balle l’atteignit en plein corps; elle roula "raide morte".

La Bête était donc bien officiellement morte et l’on n’y pensa plus.

Mais on la revit. Elle avait, en effet, repris ses courses vagabondes et, à compter du 1er janvier 1766, elle se montra tous les jours.

Il y eut des faits tragiques extraordinaires. Deux petites filles de Lèbre jouaient devant la maison de leurs parents, quand la Bête, survenant, se jeta sur l’une d’elles et la saisit dans ses crocs. L’autre fillette, espérant défendre sa soeur, sauta sur le dos du monstre, s’y cramponna et se laissa emporter. Un paysan, Pierre Blanc, lutta un jour avec la Bête durant trois heures consécutives. Quand ils étaient trop essoufflés, lui et elle se reposaient un peu, puis ils reprenaient le combat. Pierre Blanc la vit de près ; il affirma qu’elle se plantait sur ses pattes de derrière pour mieux allonger des coups de griffes, et qu’elle paraissait "toute boutonnée sous le ventr".

Le Gévaudan suppliait qu’on lui vînt en aide ; mais ses lamentations restaient sans échos. M. Antoine l’avait tuée, voilà qui était définitif : il n’y avait plus à y revenir.

Et toujours, toujours, la Bête mangeait le monde. Le 19 juin 1767, après un grand pèlerinage à Notre-Dame-des-Tours, où toutes les paroisses du pays se rendirent, le marquis d’Apcher, l’un des seigneurs du Gévaudan, organisa une battue ; au nombre des chasseurs se trouvait un rude homme, du nom de Jean Chastel. Il avait soixante ans, étant né vers le commencement du siècle, à Darmes, près de la Besseyres-Sainte-Mary. C’était un gars robuste et pieux, que toute la région estimait pour son honnêteté scrupuleuse et sa bonne conduite.

Jean Chastel se trouvait donc ce jour-là posté sur la Sogne-d’Auvert, près de Saugues quand il vit venir à lui la Bête, "la vraie". La Bête ne bouge pas ; elle attend. Chastel épaule, vise, tire, la Bête reste immobile : les chiens accourent au bruit du coup de feu, la renversent, la déchirent... Elle est morte. Son corps, chargé sur un cheval, est aussitôt porté au château de Besques; là, on l’examine et c’est bien "la Bête", ce n’est pas un loup.

On promena la dépouille de la Bête dans tout le pays, puis on la mit dans une caisse et Jean Chastel partit pour Versailles. Par malheur, le voyage s’effectua par les chaleurs d’août; à l’arrivée, la Bête était dans un tel état de putréfaction qu’on se hâta de l’enterrer sans que quiconque eût le courage de l’examiner. De sorte qu’on ne saura jamais ce qu’était la Bête de Gévaudan. Chastel, cependant, fut présenté au roi, qui se moqua de lui. Chastel revint au pays, où le receveur des tailles lui compta, pour toute gratification, soixante-douze livres. De récentes recherches historiques laisseraient penser que Jean Chastel ne soit jamais "monté" à Paris, mais que ce soit une autre personne qui ait fait le voyage.

Mais le Gévaudan fut moins ingrat que Versailles; Jean Chastel en devint le héros. Son nom, après un siècle et demi, y est connu de tous; un écrivain local lui consacra un poème épique qui ne compte pas moins de 360 pages et dont l’élaboration dura vingt ans; la mort du monstre y est pittoresquement contée : on y voit le hardi chasseur

Ajustant son fusil ; le coup part, et la bête
Vomit des flots de sang. Certain de sa conquête,
Voyant que tout effort, tout cri sont superflus,
Chastel s’écrie : Bête, tu n’en mangeras plus !

À la Sogne-d’Auvert – est-il nécessaire de l’ajouter? – certains assurent qu’au lieu même où a été tuée la Bête, "l’herbe ne vient pas plus haute une saison que l’autre" : elle y est, d’ailleurs, toujours rougeâtre, et aucun animal ne consent à brouter ce gazon maudit.

G. LENOTRE Histoires étranges qui sont arrivées, 1933